Une mère
Stéphane Audeguy
Seuil, 2017
Vivre sa vie
Le romancier Stéphane Audeguy ne pratique guère les écritures de soi. Il a choisi la littérature pour sa dimension fictionnelle et ne voit pas l’intérêt de se raconter lui-même, réduisant à un paragraphe ce qui pourrait occuper tout un livre, ou même plusieurs : « D’une certaine manière, et compte tenu de la mort prématurée de son premier enfant, il est certain que je fus à la fois celui par qui ma mère renonça à avoir une fille, mais aussi celui qui la remplaça. Je le dis platement : c’est qu’il faudrait des milliers de pages pour l’expliquer, c’est-à-dire pour déplier ce constat et en détailler les implications. Il fallait que ma mère fût morte pour que je puisse ainsi le ramasser, presque négligemment, en une formule unique. Il y a aussi que le détail de tout cela n’intéresserait que moi ; c’est-à-dire personne. » L’auteur de Fils unique (2006) ou d’Histoire du lion Personne (2016) s’intéresse beaucoup au XVIIIe siècle et en propose des visions qui ne sont pas vraiment des romans historiques, sans pour autant renoncer à une solide documentation et à des lectures nombreuses, notamment des Confessions de Rousseau. Là où le pathos semble difficile à éviter, là où sans doute le lecteur l’attend et l’accepte, quand il s’agit pour l’auteur d’évoquer la mort de sa mère, Stéphane Audeguy propose une réflexion et les ressources de l’intelligence pour retracer ce que fut la vie de sa mère et leur affection réciproque : « Ma mère est morte dans la nuit du samedi 2 au dimanche 3 juillet 2016, douze jours avant son soixante-dix-neuvième anniversaire. Je sais bien que la plupart des gens pleurent à la mort de leur mère. Moi, j’écris des livres. Celui-ci a été commencé le 3 juillet 2016 ; je l’ai terminé le 31 du même mois. »
La structure du livre, présenté comme une « élégie », s’appuie sur ce qui structurait la vie des femmes, dans la servitude et l’absence d’indépendance, et d’abord économique : le nom du père (Sobczak), veuf qui élève seul sa fille, celui du mari (Audeguy) avec qui elle forme un couple désastreux et qui a une double vie, et celui de l’homme avec qui elle s’est remariée, à quarante ans passés, et a été heureuse (Julienne). Ce n’est que dans la dernière partie qu’elle est elle-même, celle qui a su « vivre sa vie » (Sabine). Ces parties, divisées en sous-parties aux titres qui dessinent le cours d’une vie, souvent avec une forme subtile d’humour, s’appuient sur des analyses et des réflexions d’ordre sociologique, politique, géographique qui font de ce récit un livre où le lecteur apprend beaucoup de choses sur la vie de Sabine Julienne, mais aussi sur la ville de Tours et sa « sempiternelle avenue Grammont », et encore sur la Pologne dont la famille est originaire et où l’auteur passait ses vacances dans son enfance, ou sur la société française des années 1960 ou 1970.
C’est aussi toute une conception de la littérature qui se développe, le plus souvent en creux : « Ce qui peut être inexact au regard des faits n’est pas nécessairement faux. Cela s’appelle littérature. Les familles, les sociétés, les hommes, eux, mentent parfois, et avec aplomb ; le reste du temps ils se trompent. Et ils appellent cela leur histoire, ou même l’Histoire. Laissons la vérité à ses légendes. » Pour ne pas dire contes, et s’étonner d’en trouver la trace dans ce qui est plus qu’un récit de soi ou qu’une « autobiographie de ma mère » (comme Pierre Pachet avait écrit une Autobiographie de mon père) : « Le lecteur du présent ouvrage aura compris que pour moi rien n’a plus d’importance qu’écrire et aimer, qui sont deux façons de dire : il était une fois. »
On ne sait si l’auteur a pensé, en choisissant son titre, à celui du récit qu’Annie Ernaux a consacré à sa mère, Une femme (1987). Dans les deux cas, le travail d’écriture, la conscience politique et des rapports entre les hommes et les femmes, marqués par la domination masculine, le refus d’être un autre que « le premier venu » ou encore « everybody » ou même « anybody » ont produit des récits qui accompagnent longtemps le lecteur et lui fournissent un instrument d’optique précis et puissant pour lire sa propre vie et devenir à son tour sa propre légende et celle de ceux dont il porte le deuil. En cela, Stéphane Audeguy a parfaitement achevé le projet qui l’a porté à écrire cette élégie : « Ma mère, qui vient de mourir, a vécu sa vie. Son souvenir m’accompagne. Que le lecteur en tire lui aussi une certaine joie, et je serai content. » La littérature comme version laïque de la parole christique, dont il suffit d’une seule pour que le malade soit « guéri » ? Mais la vie n’est pas une maladie et le propos modeste et intelligent de l’auteur produit des miracles à hauteur d’homme, et en l’occurrence de femme.
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Cette chronique est parue dans le numéro 39